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vendredi 30 mai 2014

La société dans Dom Juan 2/ La noblesse

Une noblesse éclatée

Avec l’échec de la Fronde, dernier sursaut de l’aristocratie féodale contre la centralisation des pouvoirs autour du roi et l’absolutisme, Louis XIV réduit la noblesse à un rôle décoratif et de représentation, lui ôtant sa fonction politique traditionnelle. 

Privée de sa raison sociale, qui légitimait ses privilèges, la noblesse connaît une grave crise d’identité : elle conserve son rang sans conserver son pouvoir et son utilité : quel sens donner alors à l’honneur ? Quel sens donner à une morale fondée sur le culte d’apparences désormais sans réalité ? La pièce nous offre la peinture des divers degrés d’adaptation de la noblesse à cette société nouvelle, de Dom Louis, le père de Dom Juan, Dom Carlos et Dom Alsonse, au rejeton monstrueux qu'est Dom Juan.


 

Le blâme de l'idéal médiéval désuet et brutal de l'homme d'honneur 

 

Dom Alonse : il veut laver dans le sang l’honneur familial, estimant que le déshonneur lié à sa sœur a ôté à tous les membres de la famille leur dignité. 

Donc que Dom Juan ait sauvé la vie de son frère ne rachète pas la faute commise sur Done Elvire : " Tous les services que nous rend une main ennemie ne sont d'aucun mérite pour engager notre âme (...) comme l'honneur est infiniment plus précieux que la vie, c'est ne devoir rien proprement que d'être redevable de la vie à qui nous a ôté l'honneur."
 Il n'imagine pas d'autres solutions, pour venger l'affront et rétablir leur réputation, que d'user de la violence, montrant par là sa valeur guerrière et son courage. Il reste attaché aveuglément au point d’honneur, rétrograde modèle de la vieille tradition féodale, guerrier sanguin, sans mesure, ni finesse, ni savoir-vivre.


L'idéal classique de l'honnête homme - Deux personnages : Dom Carlos et Dom Louis


Dom Carlos : il a subi l’influence nouvelle des bourgeois, affiche une volonté de mesure et de raison

 «Ayant du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n’ait rien de farouche, et qui se porte aux choses par une pure délibération de la raison ».  Il s’est détaché de la notion de loi du sang et supporte mal d’être « asservi par les lois de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui ». Il est un personnage tragique, en ce qu'il est déchiré entre la nécessité de laver l’honneur familial et celle de rendre à Dom Juan la vie qu’il lui doit. Il a reconnu en Dom Juan un pair, pour qui la valeur ne souffre pas le combat déloyal et qui risque sa vie pour sauver celle d’un frère de rang. C'est à regret qu'il se plie malgré tout aux usages et qu'il provoque Dom Juan en duel. Sa dignité, sa courtoisie et sa délicatesse touchent les spectateurs, qui envisagent avec terreur et pitié qu'il puisse être tué par le libertin, dont il nous a souligné la valeur au combat.



Dom Louis : il incarne le père aimant de la tragédie, opposé aux pères que Molière nous offre traditionnellement. 

Dom Louis n’est ni avare, ni rétrograde, n’est en proie à aucune passion, si ce n’est l’amour paternel qu’il voue à son fils. Il s’indigne sur son fils à double titre : il est un père déçu par ce fils ardemment désiré, et un noble entaché par dans sa réputation. Il reproche à son fils « cette suite continuelle de méchantes affaires, qui (les) réduisent à toutes heures à lasser les bontés du Souverain, et ont épuisé auprès de lui le mérite de ses services et le crédit de ses amis » : nous le voyons donc vivant dans l’entourage du roi, et souillé par les comportements de son rejeton. 
 

Il s’exprime dans un registre noble et tragique, pastiche le modèle du père cornélien, attaché aux valeurs de l’honneur, de la vertu et de la foi. Homme éclairé, subissant lui aussi l’influence de la morale bourgeoise, il prône la valeur du mérite et de l’utilité sociale. Il subordonne le vieil honneur féodal à la vertu bourgeoise nouvelle : la conscience. « Je regarde bien moins au nom qu’on signe qu’aux actions qu’on fait, et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur qui serait honnête homme que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous » : il énonce ici ce qui sera le flambeau de la philosophie des Lumières.

Mais reste encore un personnage-jouet que Dom Juan manipule aisément, offrant à sa tendresse de père une conversion tant attendue, à laquelle le père, habitué aux brusques voltes-faces de son fils, n’a aucune peine à accorder crédit.

Dom Juan ou le libertinage

C'est au jésuite Garasse, dans la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1622), que l'on doit l' « invention » du nom de libertin comme désignant les impies, les disciples d'Épicure et tous les esprits qui mettent en doute les vérités révélées et revendiquent, au nom de l'indépendance de la pensée, le droit à l'incrédulité. La plupart des satires libertines sont dirigées, en termes crus, contre les normes morales en vigueur ; ils offrent une critique violente, souvent scandaleuse des normes religieuses, morales et sexuelles en vigueur dans la société de leur temps. 
La justice poursuivit tous ceux qui n'hésitèrent pas à pratiquer ouvertement des comportements illicites ou à dire publiquement leur pensée. Certains le paieront cher, emprisonnés ou condamnés à mort. Pour échapper à la censure et aux poursuites judiciaires, la plupart des auteurs durent employer une écriture dissimulée, souvent ironique, à double entente. Si l'on distingue généralement libertinage de moeurs et libertinage philosophique, les deux sont bien souvent lié : la défense d'une sexualité débarrassée des interdits religieux et sociaux est au cœur de l'attitude libertine philosophique. Blasphème et irréligion, scandale sexuel et discours philosophique se conjuguent dans le libertinage du XVII° siècle.

 Dom Juan, par ses moeurs, est bien un libertin. Mais il l'est aussi par sa pensée. En effet, il se moque des usages de son temps "La fidélité n'est bonne que pour des ridicules !", joue avec les privilèges que lui accorde son titre pour flouer les gens, ne se préoccupe guère de croyances et de superstitions, "Je crois que deux et deux font quatre", et revendique une religion laïque :"Va, va, c'est une affaire entre le Ciel et moi".
Cartésien, athée, il semble remettre en question la structure même de la société, ne faisant aucune distinction entre les personnes et le statut social, traitant chacun avec un égal cynisme, et faisant peu de cas de la naissance de ses épouses, enchaînant les mariages contre-nature.

Et ce libertinage, comme Molière le souligne avec provocation à l'acte V, scène 2, n'est pas si éloigné de la prude dévotion affichée par Tartuffe dans sa pièce précédente. Ainsi Dom Juan affiche devant son père un repentir profond, et promet de changer de mode de vie, pour livrer ensuite dans son éloge paradoxal de l'hypocrisie la clé de son comportement et, en passant, dresser une satire violente du clan des dévots qui ont entravé son Tartuffe.

"On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle."

- Introduction La société dans Dom Juan

1 - Le Tiers Etat : un peuple exploité

3 - La condition féminine : la femme, mineure à vie

 

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