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vendredi 30 mai 2014

Dom Juan, pièce Classique? 1/ Les entorses aux règles


Les entorses aux règles du Théâtre Classique

Ses règles ont été fixées dans les chant de Nicolas Boileau, dans son Art Poétique, en 1674, mais elles avaient cours dès 1630. En regard de celles-ci, Dom Juan ne peut être considérée comme une pièce Classique, puisqu'elle commet l'outrage de mêler allègrement niveaux de langue, genres et registres, nous guidant de tirades précieuses en scènes bouffonnes, passant du grave au burlesque, ce qui est une enfreinte à la règle dite de ton. Ainsi, les traces de la farce sont nombreuses dans cette pièce en 5 actes, qui se présente comme une comédie. De plus, force est de constater qu'aucune desdites règles d'or n'a été appliquée à la pièce.


Le recours à la farce, une entorse à la règle de ton

Annoncé par le patois chatoyant de Pierrot, qui tranche brutalement avec la langue quasi-précieuse de l'acte d'exposition, l'acte II est entièrement dédié à ce genre de la farce. En effet, en plus d'introduire le langage non noble du paysan, ces scènes relèvent de la farce. Dom Juan y manipule ces paysans, de façon éhontée, jouant de la supériorité et des privilèges liés à son haut rang, mettant en cène le rapport injuste et révoltant de domination qui s'exerce alors dans la sphère sociale, entre noblesse et tiers-état. Ainsi, au lieu d'être reconnaissant à Pierrot pour l'avoir sauvé de la noyade, le « grand seigneur méchant homme » le rosse, lorsque ce dernier cherche à l'empêcher de dévoyer sa promise, la « belle Charlotte » (scène 3). Les scènes de bastonnade sont l'ingrédient incontournable de la farce, et Molière nous en livre donc une ici, dont Sganarelle fait les frais, puisqu'il reçoit, malencontreusement mais pour le plus grand plaisir du public, un coup destiné à Pierrot. L'aspect immoral et cynique que nous présente Dom Juan en font un monstre de cruauté et de mépris pour ces pauvres individus, et le sadisme qui est illustré ici, tout en légèreté bouffonne, rappelle le ton de la farce.

Il en est de même pour les scènes avec les paysannes, toujours dans l'acte II, qui relèvent elles aussi de la farce : on y voit le séducteur, jouant tel un chat avec sa proie, puis pris entre ses deux conquêtes, et nourrissant chacune, en aparté, de promesses et de réponses toutes plus truculentes et retorses les unes que les autres. Lorsqu'il séduit Charlotte, à la scène 2, Molière nous montre comment, en « grand seigneur », il se permet de la manipuler, physiquement d'abord, la scrutant comme on ferait d'un animal dans une foire aux bestiaux, la faisant gesticuler à son bon vouloir, allant jusqu'à lui examiner les dents, et moralement ensuite, puisqu'il jure aux grands dieux qu'il n'a aucunement idée de la déshonorer, alors qu'il sait pertinemment qu'une fois la chose consommée, il l'abandonnera, et qu'elle aura alors perdu toute dignité dans son village. Mais ces scènes, dont le propos profond est grave, sont jouées sur le ton de l'anecdote grivoise ou grotesque, nous plongeant dans le registre de la farce, où s'offre une parodie de pastorale (comédie d'intrigue mettant en scène dans des décors champêtres des pâtres et des bergères qui sont parfois des princes déguisés, très en vogue au XVII°). 

Enfin, le personnage de Sganarelle, à mesure que la pièce avance, se dessine de plus en plus nettement comme un bouffon, un pantin imbu de lui-même, se croyant autonome et libre, mais en vérité attaché à son maître comme la marionnette au marionnettiste. Il évoque ainsi, à bien des reprises, des personnages issus de la farce et de la commedia dell'arte
En effet, il commence par un éloge paradoxal et creux du tabac, qui relève du fat plus que du savant (Acte I, scène 1), et se pense médecin rien qu'à en avoir revêtu l'habit, rappelant par là la figure du médecin, pédant et quelque peu charlatan des farces et lazzi italiens (Acte III, scène 1), puis, à la manière d'un Matamore ou Capitaine Fracasse, type du soldat pleutre et de mauvaise foi, il fuit le combat lors de l'attaque des brigands, et il disparaît de la scène 3 à la scène 5 de l'acte III, tandis que son maître vol au secours de Dom Carlos, prétextant un dérangement gastrique. 

Pour en finir avec la farce, nous apprenons au dernier vers de la pièce que Sganarelle est manipulé par Dom Juan du début à la fin, puisqu'il n'a jamais été payé par son maître pour tous les méfaits commis à son service : jouer le jeu de son maître et parjurer pour lui avec Done Elvire, Charlotte, Pierrot, Le Pauvre, M. Dimanche. 
Sganarelle, qui se plaît à « disputer » avec son maître en est donc la première victime inconsciente, et le décalage entre ses prétendues pieuses intentions, le peu de cohérence de ses discours et ses actes au service de Dom Juan en font le pivot comique principal de la pièce.

Les registres qui dominent dans ces scènes sont le burlesque (éloge paradoxal du tabac) et le grotesque (double séduction des paysannes), et le rire est déclenché par les pitreries induites par les répliques et les didascalies. Dom Juan présente donc bien des aspects farciesques qui en font une pièce imparfaite.

 

Le rejet de la règle des trois unités

Le théâtre classique se doit d'appliquer la règle des trois unités – de temps, de lieu et d'action, celle de la vraisemblance, et celle de la bienséance. Molière, dans son Dom Juan, se montre bien libéral, puisqu'il n'applique aucune de ces restrictions. La pièce s'affranchit d'abord nettement de la règle des trois unités, éditée par Boileau, en 1674:

« Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. » - Art Poétique.

Pas d'unité de lieu, puisque nous avons à minima quatre décors, représentant respectivement l'extérieur d'un palais (Acte I), une plage (Acte II), l'intérieur de l'appartement de Dom Juan (Acte IV) et une forêt dans laquelle se trouve le mausolée du Commandeur (Acte III et V). Suivant la chute sociale du libertin en fuite, la pièce nous mène du palais, lieu de la civilisation et de la noblesse de cour par excellence, à la forêt, lieu des marginaux, brigands et hors-la-loi, où il trouve la mort. Ces multiples lieux contreviennent donc à la pureté et simplicité requise pour les décors.

Pas d'unité de temps : la convention qui exige que l'action soit resserrée sur une journée, 24h maximum, n'est pas respectée. La pièce dure au moins 36h : elle commence en milieu de matinée, puis Dom Juan invite la statue du Commandeur « à souper » chez lui, acte III, scène 5, et celle-ci lui retourne l'invitation pour le lendemain : « Je vous invite à venir demain souper avec moi », acte IV, scène 5. Au XVII°, le dîner correspond au repas du soir, et le souper au repas du midi. La pièce se déroule donc sur presque une journée complète plus une matinée, a minima.

Pas d'unité d'action, au sens strict, puisqu'elle implique une intrigue unique et la résolution du sort de tous les personnages : force est de constater que l'acte II et ses personnages relèvent de l'anecdote, et que leur sort, à l'issue de l'acte, n'est pas plus réglé que leur intervention n'était nécessaire à la résolution de l'intrigue. De même pour Sganarelle, dont la condition à l'issue de la pièce est incertaine, ou pour Done Elvire et ses frères, dont nous ne saurons rien de plus après la mort du libertin. Le pièce met donc en place des personnages dont l'existence est bouleversée par les actions du libertin, mais à propos de laquelle nous ne saurons rien à l'issue de la pièce, ce qui n'est pas conforme à la norme qui veut que toute intrigue, même mineure, trouve sa résolution au dénouement de la pièce.


Fi de la vraisemblance et la bienséance !


Molière ne tient pas davantage compte de la règle de la vraisemblance, qui veut que s'impose l'impression de vérité. L'action dramatique doit être crédible car, selon Boileau, «l'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas». La pièce fait se succéder les déplacements (de la ville à la campagne de bord de mer, puis aller-retour forêt-appartement-forêt), les péripéties épiques (enlèvement, sauvetage noyade, travestissement, attaque des brigands, duel) et les rencontres fâcheuses et peu probables (Done Elvire, Dom Carlos qu'il fuit et sauve des brigands, le tombeau du Commandeur, Dom Louis, Monsieur Dimanche). De plus, usant à plaisir du fantastique, Molière anime la statue du Commandeur, fait voler un fantôme, et aspire le libertin dans les flammes de l'enfer : Dom Juan est par là une « pièce à machines » qui offre un spectacle certes trépident, éblouissant, mais peu réaliste.


Enfin l'auteur se libère de la règle de la bienséance, laquelle conduit au respect des usages et des conventions. Il s'agit de ne pas choquer les bonnes mœurs et la pudeur du public, et d'autre part, les agissements et les sentiments du héros doivent être conformes à son rang. Molière présente sur scène un repas, acte IV, scène 7, alors que la représentation de la nourriture est alors interdite, car considérée comme triviale et obscène : Sganarelle, se jetant sur la nourriture est ainsi un pied de nez impudique. De même, il fait mourir le « héros » sur scène, offre des scènes de bastonnade gratuites, alors qu'il est interdit de représenter sur scène la mort des personnages et toute action violente. Comble du scandale, Molière met en scène un noble de haute lignée qui se joue de l'étiquette et n'adopte ni le langage, ni la moralité, ni le comportement convenant à son rang. Dom Juan est effectivement, au regard du public de l'époque, un monstre en tous points : il se comporte en infâme alors qu'il représente la jeunesse issue de la noblesse de cour, se mariant sans regarder à la classe sociale, exprimant son vœu de voir rapidement mourir son père ; traitant, acte IV, scène 3, le bourgeois Monsieur Dimanche comme s'il était un seigneur, lui offrant un fauteuil – destiné à un égal -, au lieu d'un pliant – pour la bourgeoisie- se moquant éhontément du protocole ; ou encore cherchant à faire blasphémer un ermite voué à la prière. Ainsi, la pièce choque à de nombreux égard la pudeur et la moralité du public de l'époque, tordant le cou avec insolence à la règle de la bienséance.

 

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