80% de la population au service de 20% de privilégiés
I
– La domesticité : le valet au théâtre
La relation maître-valet est un topos de la comédie, comme symbole de la relation dominant-dominé qui structure la société depuis l'Antiquité. La confrontation de ces deux groupes sociaux se traduit en termes de rivalité, ou au contraire de complicité, mais toujours dépendants l'un de l'autre : cette opposition, féconde en effets comiques, permet non seulement l’exploitation de nombreux procédés dramatiques, mais souligne dans le même temps à quel point le théâtre est un reflet de la réalité sociale.
Le valet, donc, est " en service auprès d'une personne " (Littré). Il s'agit d'une situation définie par une dépendance ; celle-ci n'est due ni à des motifs familiaux, ni à des motifs passionnels ; le valet vit chez le maître, porte la livrée qui représente la famille qu'il sert et reçoit en principe un salaire, les « gages ». Sa fonction, intégralement dédiée à l'exécution des ordres de son maître, l'engage bien souvent au célibat, et rares sont les valets ou bien les servantes qui fondent des familles. Ainsi la scène nous offre l'illustration de cette existence soumise à l'autorité d'autrui, qui cherche bien souvent à s'émanciper ou à marquer sa singularité, en usant de la ruse pour s'affirmer, ou bien en se rendant indispensable.
Dans la comédie, qui met en scène des grands bourgeois ou des nobles devant un public de grands, nombreux sont les valets. Ces serviteurs sont attributs indispensables de la maisonnée et leur présence est presque constante au théâtre, parfois anonyme - ce sont alors des " utilités "- ou bien au contraire pivot majeur de l'action, comme adjuvants à leur maître, bras exécutant, voire pensant, pour eux les plans salvateurs. Le valet se fait alors le double de son maître, pourvu de qualité proches de celui-ci, devient son messager et est chargé d'exécuter pour lui les forfaits que son rang lui interdit.
Sganarelle, reflet de Dom Juan?
La scène d'exposition, qui met en scène le dialogue informatif des deux valets, Gusman et Sganarelle, nous laisse penser que ces valets sont le reflet des nobles qu'ils servent.
Sganarelle se délecte à pérorer, singeant par là le génie rhétorique de Dom Juan : "Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie". Gusman quant à lui s'exprime de façon précieuse, raffinée et imagée, digne représentant de sa noble et honorable maîtresse : "Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t'inspirer une peur d'un si mauvais augure? Ton maître t'a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t'a-t-il dit qu'il eût pour nous quelque froideur qui l'ait obligé à partir?".Cependant, dès la fin de la première scène, et ce tout au long de la pièce, Sganarelle n'a de cesse de se désolidariser du libertin, "grand seigneur méchant homme", et de lui rappeler sa réprobation quant à sa façon d'agir, et de penser. Le personnage de Sganarelle, dans cette pièce, est ambigu: pourquoi reste-t-il au service de Dom Juan, s'il le désapprouve tant?
En effet, si Sganarelle prétend craindre son maître : " un grand seigneur méchant homme est une terrible chose; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j'en aie: la crainte en moi fait l'office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste.", il s'autorise néanmoins à lui dire le fond de sa pensée, ce qui prouve le contraire : "En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites."
De plus, bien qu'il blâme la conduite de son maître, nous le voyons à de multiples occasions prêter main forte à son maître.
Effectivement, il est pour Dom Juan un précieux adjuvant, se moquant avec lui de Done Elvire : "Madame, les conquérants, Alexandre et les autres mondes sont causes de notre départ (...) (Le ciel?) Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres"; encourageant Charlotte à se fier au séducteur : "Non, non, ne craignez point, il se mariera avec vous tant que vous voudrez"; le pauvre ermite à jurer : "Va, va, jure, il n'y a pas de mal "; et Monsieur Dimanche à déguerpir : "Bon, voilà ce qu'il nous faut, qu'un compliment de créancier. De quoi s'avise−t−il de nous venir demander de l'argent, et que ne lui as−tu dit que Monsieur n'y est pas ?"
Nous apprenons enfin, à la dernière réplique de la pièce, qu'il n'est pas payé par son maître, ce qui nous interroge sur le motif qui le pousse, dans ce cas, à servir avec tant d'application ce méchant seigneur, mauvais payeur...
II – Le monde paysan (Acte II)
Représenté par Pierrot, le paysan est simple, naïf, émouvant, impressionnable, assimilé à un enfant, dénué de toute culture et de tout raffinement. Il éprouve crainte et respect à l’égard du seigneur qu’est Dom Juan, et s’il trouve son attitude injuste et laisse pointer son effronterie et son sens de la justice, il se fait battre par le noble sans risquer de lui rendre ses coups. Face à sa promise, Charlotte, il révèle une certaine finesse de cœur, et se montre droit dans son amour, mettant Charlotte en garde contre les envoûtements de Dom Juan : il n’est pas dupe de ses manœuvres.
Molière
nous montre ici un monde paysan qui partage les valeurs de
l’aristocratie, justice, honneur, poids de la parole donnée ;
mais le comportement de Dom Juan lui refuse la parité, et nous
montre un monde paysan écrasé par la hiérarchie des classes, dont
la dignité humaine est niée par le système. Le personnage de
Pierrot, tout balourd et inculte qu’il soit, fait ressortir la
vulgarité d’âme de Dom Juan, qui n’hésite pas à lui voler sa
promise et à l’humilier (soufflets) alors qu’il lui doit la vie.
Cependant
l’attitude de Pierrot montre la révolte latente de la
paysannerie : on sent, en germe, la colère et le désaccord de
cette partie de la société qui se tue au travail, se salit les
mains et vit dans le plus grand dénuement pour faire vivre les
classes supérieures (le roi, la noblesse, l’église, la
bourgeoisie, les fermiers). Car il ne faut pas oublier qu’à cette
époque, le peuple paysan représente la très grande majorité de la
population et qu’il est écrasé sous le poids des impôts, taxes,
redevances, qu’il voit plus de la moitié des fruits de son travail
restitué à la minorité inactive de la population (1/10°) qui vit
elle uniquement de ses rentes.
Les
paysannes, Charlotte et Mathurine, laissent paraître les mêmes
traits de caractère : naïveté, sens de l’honneur, rudesse,
simplicité. Elles ne sont point coquettes. Charlotte n’est pas
méchante : elle ne se moque pas de la vision idiote de l’amour
qu’à Pierrot (échange de coups), pense à elle autant qu’aux
siens dans la promotion sociale que lui offrirait le mariage avec un
noble. Elle ne cède pas aisément à Dom Juan, et si elle y consent
finalement, après avoir montré à Dom Juan son incrédulité, c’est
parce qu’elle est comme tous dans la pièce : elle accorde
grand crédit à la parole donnée, et ne peut imaginer qu’on
puisse être aussi dénué de principes que l’est Dom Juan. Elle est
captivée par la richesse des vêtements de l'aristocrate, et attirée par
l’idée qu’elle puisse vivre dans l’opulence. Qui à sa place
ne serait pas tentée de croire à une opportunité unique ?
On
retrouve dans Francisque les mêmes traits de caractère, mais
épurés : le pauvre qu’il est, tout dévoué à la prière,
vivant dans le plus grand dénuement, en ermite et en ascète, se
refuse à renier Dieu même pour un louis d’or.
Face à ce noble
qui le soumet à la tentation de façon si scélérate, le pauvre ne
cède pas et préfère garder son intégrité plutôt que de
parjurer. Nous voyons donc dans ce personnage de classe inférieure,
que Dom Juan cherche à humilier encore davantage (l’appel du
ventre contre l’appel de Dieu), une véritable noblesse d’âme,
face à laquelle Dom Juan est forcé de s’incliner : c’est
lui qui insiste finalement pour donner le louis au pauvre, pour
« l’amour de l’humanité ». Une humanité qu’il
est forcé de reconnaître sous les guenilles qu’il méprise.
Ces personnages sont des personnages jouets, manipulés par Dom Juan, sans remord aucun.
III – Les bourgeois
L’unique représentant de cette classe est M. Dimanche. Il est le créancier de Dom Juan, qu’il se voit obligé de visiter pour recouvrir sa dette (Acte. IV – sc. 3). Il est remarquable de constater que ce bourgeois est le tailleur de Dom Juan : c’est grâce à son vêtement que Dom Juan signale aux autres son rang. Sans ces dorures et ces rubans, Dom Juan ne séduirait pas tant, et ne serait par reconnu pour un noble.
M.
Dimanche est ainsi que les paysans aussi un personnage-jouet. Dom
Juan profite ici de son rang pour le neutraliser et le détourner de
son but, récupérer son argent. Ce
tête-à-tête donne l’occasion à Molière de faire une peinture
au vitriol de la bourgeoisie, qui malgré un sentiment d’infériorité
face aux nobles, dans sa vanité est avide d’anoblissement et de
reconnaissance. La bourgeoisie apparaît donc comme servile et
exploitée, et complexée, recherchant à acquérir les raffinements
et les manières de la noblesse.
Il
ne faut pas oublier qu’à l’époque, les titres de noblesse
pouvaient s’acquérir, soit en signe de reconnaissance du roi, soit
même en payant. La noblesse envisageait donc avec dédain ces
marchands, au goût comptable prononcé, vivant sans éclat malgré
leur bien, alors qu’à la Cour, eux perdaient des fortunes au jeu,
qui était alors une mode suivie frénétiquement.
Dom Juan procède de trois façons pour éconduire et manipuler son interlocuteur :
- Il ne laisse pas parler M. Dimanche, lui coupant sans arrêt la parole, sous prétexte d'enthousiasme et de curiosité amicale.
- Il accumule les marques successives d’intérêt, selon un ordre décroissant qui rappelle la hiérarchie sociale, et insiste donc sur sa supériorité propre. Il a une mémoire précise des noms des membres de la famille du tailleur, ce qui peut surprendre et flatter le bourgeois, et le grandit encore : il est le seigneur tel que l’idéalisait l’époque, proche de ses gens, intéressé, paternel. Dom Juan joue avec les convenances et les codes sociaux de l’époque : en lui offrant de s’asseoir, en lui proposant même un fauteuil (réservé aux hôtes de prestige), « je ne veux point qu’on mette de différence entre nous» puis en lui donnant la main (signe fort d’alliance à l’époque) et enfin en le reconduisant lui-même, Dom Juan déstabilise et flatte le bourgeois dans sa vanité.
- Introduction La société dans Dom Juan
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