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vendredi 30 mai 2014

Dom Juan, une pièce Classique? Et si c'était Baroque?

Le mouvement Baroque


L'art du début du XVII° est encore largement inspiré par la Renaissance et les poètes de La Pléiade, mouvement illustré par Ronsard : elle fait une large part à la mythologie antique et à l’imaginaire. Le mouvement baroque, qui désigne à l’origine une perle de forme irrégulière, conservera cette propension à laisser libre court à l’imagination.
Il émergera dès la seconde moitié du XVI° sous diverses influences (ébranlement causé par les grandes découvertes, la Réforme, les guerres de religion…) qui auront pour effet la dislocation des idées reçues, des dogmes, et l’obsession de l’inconstance. Le mouvement baroque illustre cette vision tourbillonnante de la vie et du monde : prédomine donc l’irrégularité, la diversité, le mouvement, la métamorphose et les contrastes. Exubérance, étrangeté, jeux de miroirs, inattendu.
La poésie baroque utilise volontiers les discours figurés et codés (l’allégorie, la métaphore, les symboles, les antithèses, énigmes…). Elle cherche à impressionner les sens et l’affectivité. Nous voyons donc par cette définition que Dom Juan, plus qu'une pièce classique, appartient à plus d'un titre au mouvement baroque.

La prédominance de la mort et du changement

 

Vanité - 1646 - Philippe de Champaigne

Selon Umberto Ecco, dans L'Oeuvre ouverte, « le baroque s'est développé à partir de la nouvelle vision du cosmos introduit par la Révolution copernicienne ». Le temps n'est plus perçu de façon linéaire mais selon une conception cyclique, avec le mythe de l'éternel retour. C'est le motif de la bulle, le nuage qui signifie la fragilité de l'instant et de la vie, thème que l'on retrouve bien plus tard chez les romantiques. Le monde est compris comme un perpetuum mobile par la philosophie sceptique. 

La représentation de la mort change aussi : on passe de l'idéalisation de la Renaissance à une représentation horrible de la mort. Ainsi la mort est un thème majeur de la pièce, et en ceci Dom Juan peut être perçu comme une Vanité, motif alors très en vogue en peinture.

 

Dom Juan, assimile la fidélité à la mort et fait l'éloge de l'inconstance  : « La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux : non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules » . De même, il clame son goût pour le changement et la mobilité : « Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. » Au mariage sont donc associées les idées péjoratives d'immobilité, de mort, de sommeil, de prison, tandis que la vie est associée à la nouveauté et à l'instabilité.

La vie après la mort, et ce qu'il adviendra de l'âme du libertin, est une des questions centrales de la pièce, qui rend compte de sa prédominance dans les mentalités de l'époque. 
Dès la scène d'exposition, Sganarelle évoque sa crainte, sinon son souhait, de voir son maître finir en Enfer : « Suffit que le courroux du Ciel l'accable ». A de nombreux reprises, il met en garde son maître sur la probable fin qui l'attend, s'il continue ses forfaits : « Ma foi, Monsieur, j’ai toujours ouï dire, que c’est une méchante raillerie, que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin. (…) Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt, ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort » (Acte I, scène 2) ou encore « Croyez ce que vous voudrez, il m'importe bien que vous soyez damné ». 

Sganarelle n'est pas le seul à évoquer le châtiment qui attend Dom Juan : Done Elvire le prévient, acte I, scène 3 : « sache que ton crime ne demeurera pas impuni ; et que le même Ciel dont tu te joues, me saura venger de ta perfidie. » ; de même Dom Louis l'enjoint à cesser de « prévenir sur lui le courroux du Ciel ».

Le registre fantastique et la réflexion sur les apparences 

 

Par la mort surnaturelle du « monstre », sa rencontre avec la statue vivante et parlante du Commandeur qu'il a assassiné six mois auparavant, sa dernière mise en garde émanant de la bouche d'un spectre, Dom Juan offre une forte tonalité fantastique, s'appuyant sur le goût du public d'alors pour les pièces « à machines », qui permet des mises en scène spectaculaires. 


La présence de la statue vivante et du fantôme remet en question la vision rationnelle de l'existence, installant une étrangeté inquiétante, et le recours à ce lieu symbolique pour y faire errer, puis périr le libertin ajoute au caractère sombre de la pièce, s'appuyant sur tout un imaginaire collectif qui voit dans la forêt le lieu de tous les dangers et de tous les maléfices. 

Le baroque fantastique : la fascination pour l'occulte, l'imaginaire démoniaque, la question de la mort, donne aux auteurs baroques un goût prononcé pour les univers macabres, isolés, sauvages, à la lisère entre réalité et illusion. Les paysages de nature tourmentée, landes, cimetières, marais, ruines, sombre forêt, sont alors à la mode, comme évoquant cette angoisse devant l'aspect fugitif et mouvant de la vie. Ainsi Dom Juan se déroule en grande partie dans la forêt, où il découvre le tombeau du Commandeur, et où il trouve la mort, guidé par un spectre. 

La question des apparences : le thème de la métamorphose, de l'illusion, des apparences est aussi prédominant chez les baroques, et très présent dans la pièce ; en plus du fait que Dom Juan, pour le choix de ses conquêtes, ne s'attache qu'au physique, il est souvent question de costume dans la pièce. A l'acte I, scène 2, par exemple où Dom Juan réprouve le manque de courtoisie de Done Elvire, qui n'a pas pris la peine de se parer pour venir à sa rencontre : « Est-elle folle, de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci, avec son équipage de campagne ? ». A l'acte II, scène 1, où Pierrot évoque avec délectation les complications du costume du noble sauvé de la noyade : « Mon quieu, je n’en avais jamais vu s’habiller, que d’histoires et d’angigorniaux boutont ces messieus-là les courtisans. », et c'est sur sa mise que Charlotte accorde sa bonne foi à Dom Juan : « Ah, mon quieu, qu’il est genti, et que ç’aurait été dommage qu’il eût esté nayé ! ». 

Enfin, c'est le ressort classique de la comédie, le travestissement, qui donne lieu à une réflexion sur les apparences : Dom Juan et son valet, pour fuir leurs poursuivants, changent de vêtements, et Sganarelle revêtu un costume de médecin se sent venir la science: "Mais savez-vous, Monsieur, que cet habit me met déjà en considération ? que je suis salué des gens que je rencontre, et que l’on me vient consulter ainsi qu’un habile homme ?" Il illustre là, de façon ironique, l'adage qui veut que « l'habit ne fasse pas le moine ».

Dom Juan, une pièce Classique? 2/ Des tonalités classiques

Dom Juan est malgré tout un enfant du Classicisme

Le mouvement Classique estime que le rôle de la littérature est de «plaire et toucher», dans l'objectif d'instruire les hommes à la vertu. C'est ainsi qu'il met en scène, que ce soit dans la tragédie, ou dans la comédie, des personnages donnant dans la démesure et qui sont soumis à un traitement exemplaire. Nous verrons que, bien donnant à la fois dans la comédie et la tragédie, cette pièce, dans son propos général, est exemplaire, à plus d'un titre.


Une comédie de caractère et de moeurs « exemplaire »

Selon Molière, « le devoir de la comédie est de corriger les hommes en les divertissant ». Par sa satire riante des défauts, des hommes mais aussi de la société, la comédie présente au public des sujets de réflexion morale et philosophique. Il s'agit pour le dramaturge, « d'attaquer par des peintures ridicules, les vices de mon siècle. » En ceci, Dom Juan est véritablement une peinture provocante des mœurs de son époque, et si elle présente un protagoniste de haute naissance, et non un bourgeois comme il est d'usage pour ce genre théâtral, par son sujet et sa fin « heureuse », qui voit le châtiment du libertin rétablir l'ordre et la morale, Dom Juan est bien la comédie « exemplaire » qui est annoncée.

Une comédie de caractère est centrée sur une personnalité complexe, affecté d'un vice dangereux et destructeur qui l'exclut du monde, comme le sont l'Avare, le Misanthrope, Le malade imaginaire, Le Bourgeois Gentilhomme, Tartuffe. Ainsi Dom Juan nous présente un noble dévoyé, oisif et libertin, athée, qui se défie des conventions sociales, du mariage comme du caractère sacré de la parole, du respect dû à son rang, à ses ancêtres, à son père, comme de celui que tout homme, qu'il soit « homme d'honneur » ou « honnête homme » doit à l'Eglise et à Dieu. Dom Juan, « épouseur à toutes mains », qui sans distinction se marie avec « Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne », et athée, est « un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. " Sa passion pour les femmes, et son peu d'attachement au sacrement du mariage, et à tout ce que ce dernier représente comme norme sociale prédominante, l'isolent progressivement et font de lui un intrus, un individu indésirable, qu'on doit neutraliser ou faire disparaître. S'il est oppressé de toutes parts, et acculé à faire paraître son repentir pour les actions passés, Dom Juan affirme sa volonté de poursuivre son mode de vie, ce qui provoque sa perte brutale et rapide. La pièce, en ce sens, nous offre donc bien une satire de l'hypocrisie du libertin, qui use du langage comme d'un masque et se joue de tous ses interlocuteurs pour en tirer le parti qu'il souhaite. Le portrait du « grand seigneur méchant homme », séducteur sadique, veule et indigne fils menteur, maître manipulateur et mauvais payeur, noircit à chaque scène, et sa sombre fin amène le spectateur à s'interroger sur son propre rapport à la morale, à l'honnêteté, à la respectabilité. 

Une comédie de mœurs dépeint une habitude de vivre, un comportement social et moral. La comédie a alors une intention satirique, polémique ou didactique. Elle dénonce une attitude afin d'éduquer moralement : « castigat ridendo mores », elle corrige les mœurs en riant. Ainsi Dom Juan nous offre des tableaux de la société de son époque. Le tiers-état, d'abord : la cupidité et la crédulité des paysannes, mais aussi la dignité du pauvre ermite ; la maladresse encombrée de Monsieur Dimanche, qui ne parvient pas à réclamer son dû, flatté et étourdi des civilités d'un Dom Juan qui joue sur le complexe d'infériorité du bourgeois du XVII° vis-à-vis du sang bleu ; les valets, enfin, qui singent les manières de leurs maîtres, se vantent d'en être les confidents, tout en se régalant à en dire du mal. Pour finir, et c'est ce qui déclencha le scandale provoqué par cette pièce, et explique son abandon par la troupe de Molière, la pièce critique assez explicitement la noblesse de l'époque. Il la montre athée et dévoyée, libertine et oisive, hypocrite et sadique sous les traits de Dom Juan ; conservatrice et belliqueuse, féodale et relevant de l'hybris, sous les traits de Dom Alonse, pour qui l'honneur exige que l'affront à son nom soit lavé dans le sang ; contrainte à son rôle d'apparat autour du roi, et réduite à lui faire la cour : « l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus ». Enfin, l'acte V offre une piqûre supplémentaire en attaquant assez explicitement le parti des dévots et en rappelant la figure du faux dévot exposée à la censure : l'hypocrite Tartuffe apparaît effectivement dans ce Dom Juan qui feint d'être repenti, et qui explique son choix à Sganarelle : « On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un se les jette tous sur les bras », « Combien crois-tu que j'en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d'être les plus méchants hommes du monde ? » « C'est ainsi qu'il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu'un sage esprit s'accommode aux vices de son siècle » (Acte V, scène 2).

Dom Juan, par son propos, est donc bien une comédie, qui aborde le thème traditionnel du mariage, bien que de façon nouvelle, et présente une peinture de la société et des mœurs de son époque. Mais, par d'autres aspects, la pièce s'apparente à une tragédie.


Les motifs de la tragédie


Les thèmes de l'oeuvre, certains dialogues et personnages relèvent par contre bien davantage du tragique. Tout d'abord, Dom Juan se rapproche de la tragédie par le thème de la Fatalité et de la mort du protagoniste, jouet des Dieux. Mais les personnages de la noblesse, notamment, par les valeurs et leurs discours, apportent aussi une tonalité nettement tragique.

Dom Juan un personnage tragique : il est en effet un homme menacé par la Fatalité, comme tout héros tragique, pour toutes les fautes et péchés commis, et, malgré toute l'énergie qu'il déploie pour fuir le châtiment -celui des hommes du moins, puisqu'il semble peut de soucier de la religion, de la foi ou des croyances superstitieuses de son temps-, il n'échappe pas au destin que tous lui promettent : les flammes de l'enfer. La pièce met ainsi un séducteur, véritable chasseur de femmes (« Il ne faut pas que ce cœur m'échappe ») qui est cependant lui-même traqué de toutes parts : poursuivi des ardeurs de son épouse délaissée, Done Elvire, recherché par les frères de celle-ci qui veulent obtenir réparation de l'outrage à leur nom, recherché pour le meurtre impuni du Commandeur, sermonné par un père digne et aimant, mais anxieux et honteux de son fils, aiguillonné par son valet qui ne cesse de l'interroger sur le motif de ses actes, et menacé par tous du châtiment divin, Dom Juan est en vérité un fugitif au-dessus duquel plane l'épée de Damoclès. De plus, il est aussi, comme tout héros tragique, face à un choix à faire entre, d'une part, son plaisir personnel, son libertinage, son goût immodéré pour les femmes et le mensonge, et d'autre part la vie, le respect des normes et conventions de son époque et de son milieu, et le repentir. Enfin, comme tout héros tragique, il donne dans la démesure, et recherche l'absolu, interrogeant et moquant les rites et croyances de ses contemporains, en cynique cartésien.
Les autres personnages de la noblesse, de la même façon, relèvent de la tragédie. Par la qualité de leur langage et des valeurs qu'ils illustrent, tout d'abord, puisqu'ils s'expriment tous en termes d'honneur, de noblesse, de vertu, de justice, et qu'ils se présentent tous comme des victimes involontaires du séducteur, dont les actes salissent leur réputation. Ainsi, Done Elvire et ses frères se voient déshonorés du fait de la traîtrise de Dom Juan, et les codes de la noblesse d'alors les oblige à obtenir publiquement réparation. Chacun de ces personnages se trouve, de plus, dans un dilemme. Dom Carlos, tout gentilhomme qu'il soit, se voit dans l'obligation de provoquer Dom Juan en duel, alors qu'il lui doit la vie. Dom Louis, de la même façon, est tiraillé entre son amour pour son fils unique, et la honte qu'il éprouve à se voir rapporter ses méfaits devant le Roi. Ces deux personnages nous touchent d'autant plus que leurs paroles nous présentent des hommes dignes, dominés par la Raison, pour qui « la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. » Done Elvire, pour finir, se voit déchirée entre la vie qu'elle imaginait auprès de son seigneur d'époux, et l'obligation de retourner finir sa vie au couvent, pour la plus grande honte de son nom, mais elle adopte un comportement rationnel et généreux, faisant grâce à Dom Juan des scènes larmoyantes attendues chez une femme amoureuse et abandonnée.


Par le thème du choix fatal entre le plaisir personnel et le bien commun, entre les passions et la raison, entre l'amour et le devoir, portée par les personnages de la noblesse, et par la présence permanente de l'idée de la Fatalité, qui fait de Dom Juan sa marionnette, la pièce relève donc bien de la tragédie. Mais nous avons vu aussi que, d'autre part, elle mêle à ces passages nobles et sérieux des personnages et actions relevant aussi de la comédie et de la farce. Ce qui nous amène à évoquer, pour définir cette pièce de 1665, un mouvement déjà ancien et quelque peu désuet, le Baroque.


Dom Juan, pièce Classique? 1/ Les entorses aux règles


Les entorses aux règles du Théâtre Classique

Ses règles ont été fixées dans les chant de Nicolas Boileau, dans son Art Poétique, en 1674, mais elles avaient cours dès 1630. En regard de celles-ci, Dom Juan ne peut être considérée comme une pièce Classique, puisqu'elle commet l'outrage de mêler allègrement niveaux de langue, genres et registres, nous guidant de tirades précieuses en scènes bouffonnes, passant du grave au burlesque, ce qui est une enfreinte à la règle dite de ton. Ainsi, les traces de la farce sont nombreuses dans cette pièce en 5 actes, qui se présente comme une comédie. De plus, force est de constater qu'aucune desdites règles d'or n'a été appliquée à la pièce.


Le recours à la farce, une entorse à la règle de ton

Annoncé par le patois chatoyant de Pierrot, qui tranche brutalement avec la langue quasi-précieuse de l'acte d'exposition, l'acte II est entièrement dédié à ce genre de la farce. En effet, en plus d'introduire le langage non noble du paysan, ces scènes relèvent de la farce. Dom Juan y manipule ces paysans, de façon éhontée, jouant de la supériorité et des privilèges liés à son haut rang, mettant en cène le rapport injuste et révoltant de domination qui s'exerce alors dans la sphère sociale, entre noblesse et tiers-état. Ainsi, au lieu d'être reconnaissant à Pierrot pour l'avoir sauvé de la noyade, le « grand seigneur méchant homme » le rosse, lorsque ce dernier cherche à l'empêcher de dévoyer sa promise, la « belle Charlotte » (scène 3). Les scènes de bastonnade sont l'ingrédient incontournable de la farce, et Molière nous en livre donc une ici, dont Sganarelle fait les frais, puisqu'il reçoit, malencontreusement mais pour le plus grand plaisir du public, un coup destiné à Pierrot. L'aspect immoral et cynique que nous présente Dom Juan en font un monstre de cruauté et de mépris pour ces pauvres individus, et le sadisme qui est illustré ici, tout en légèreté bouffonne, rappelle le ton de la farce.

Il en est de même pour les scènes avec les paysannes, toujours dans l'acte II, qui relèvent elles aussi de la farce : on y voit le séducteur, jouant tel un chat avec sa proie, puis pris entre ses deux conquêtes, et nourrissant chacune, en aparté, de promesses et de réponses toutes plus truculentes et retorses les unes que les autres. Lorsqu'il séduit Charlotte, à la scène 2, Molière nous montre comment, en « grand seigneur », il se permet de la manipuler, physiquement d'abord, la scrutant comme on ferait d'un animal dans une foire aux bestiaux, la faisant gesticuler à son bon vouloir, allant jusqu'à lui examiner les dents, et moralement ensuite, puisqu'il jure aux grands dieux qu'il n'a aucunement idée de la déshonorer, alors qu'il sait pertinemment qu'une fois la chose consommée, il l'abandonnera, et qu'elle aura alors perdu toute dignité dans son village. Mais ces scènes, dont le propos profond est grave, sont jouées sur le ton de l'anecdote grivoise ou grotesque, nous plongeant dans le registre de la farce, où s'offre une parodie de pastorale (comédie d'intrigue mettant en scène dans des décors champêtres des pâtres et des bergères qui sont parfois des princes déguisés, très en vogue au XVII°). 

Enfin, le personnage de Sganarelle, à mesure que la pièce avance, se dessine de plus en plus nettement comme un bouffon, un pantin imbu de lui-même, se croyant autonome et libre, mais en vérité attaché à son maître comme la marionnette au marionnettiste. Il évoque ainsi, à bien des reprises, des personnages issus de la farce et de la commedia dell'arte
En effet, il commence par un éloge paradoxal et creux du tabac, qui relève du fat plus que du savant (Acte I, scène 1), et se pense médecin rien qu'à en avoir revêtu l'habit, rappelant par là la figure du médecin, pédant et quelque peu charlatan des farces et lazzi italiens (Acte III, scène 1), puis, à la manière d'un Matamore ou Capitaine Fracasse, type du soldat pleutre et de mauvaise foi, il fuit le combat lors de l'attaque des brigands, et il disparaît de la scène 3 à la scène 5 de l'acte III, tandis que son maître vol au secours de Dom Carlos, prétextant un dérangement gastrique. 

Pour en finir avec la farce, nous apprenons au dernier vers de la pièce que Sganarelle est manipulé par Dom Juan du début à la fin, puisqu'il n'a jamais été payé par son maître pour tous les méfaits commis à son service : jouer le jeu de son maître et parjurer pour lui avec Done Elvire, Charlotte, Pierrot, Le Pauvre, M. Dimanche. 
Sganarelle, qui se plaît à « disputer » avec son maître en est donc la première victime inconsciente, et le décalage entre ses prétendues pieuses intentions, le peu de cohérence de ses discours et ses actes au service de Dom Juan en font le pivot comique principal de la pièce.

Les registres qui dominent dans ces scènes sont le burlesque (éloge paradoxal du tabac) et le grotesque (double séduction des paysannes), et le rire est déclenché par les pitreries induites par les répliques et les didascalies. Dom Juan présente donc bien des aspects farciesques qui en font une pièce imparfaite.

 

Le rejet de la règle des trois unités

Le théâtre classique se doit d'appliquer la règle des trois unités – de temps, de lieu et d'action, celle de la vraisemblance, et celle de la bienséance. Molière, dans son Dom Juan, se montre bien libéral, puisqu'il n'applique aucune de ces restrictions. La pièce s'affranchit d'abord nettement de la règle des trois unités, éditée par Boileau, en 1674:

« Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. » - Art Poétique.

Pas d'unité de lieu, puisque nous avons à minima quatre décors, représentant respectivement l'extérieur d'un palais (Acte I), une plage (Acte II), l'intérieur de l'appartement de Dom Juan (Acte IV) et une forêt dans laquelle se trouve le mausolée du Commandeur (Acte III et V). Suivant la chute sociale du libertin en fuite, la pièce nous mène du palais, lieu de la civilisation et de la noblesse de cour par excellence, à la forêt, lieu des marginaux, brigands et hors-la-loi, où il trouve la mort. Ces multiples lieux contreviennent donc à la pureté et simplicité requise pour les décors.

Pas d'unité de temps : la convention qui exige que l'action soit resserrée sur une journée, 24h maximum, n'est pas respectée. La pièce dure au moins 36h : elle commence en milieu de matinée, puis Dom Juan invite la statue du Commandeur « à souper » chez lui, acte III, scène 5, et celle-ci lui retourne l'invitation pour le lendemain : « Je vous invite à venir demain souper avec moi », acte IV, scène 5. Au XVII°, le dîner correspond au repas du soir, et le souper au repas du midi. La pièce se déroule donc sur presque une journée complète plus une matinée, a minima.

Pas d'unité d'action, au sens strict, puisqu'elle implique une intrigue unique et la résolution du sort de tous les personnages : force est de constater que l'acte II et ses personnages relèvent de l'anecdote, et que leur sort, à l'issue de l'acte, n'est pas plus réglé que leur intervention n'était nécessaire à la résolution de l'intrigue. De même pour Sganarelle, dont la condition à l'issue de la pièce est incertaine, ou pour Done Elvire et ses frères, dont nous ne saurons rien de plus après la mort du libertin. Le pièce met donc en place des personnages dont l'existence est bouleversée par les actions du libertin, mais à propos de laquelle nous ne saurons rien à l'issue de la pièce, ce qui n'est pas conforme à la norme qui veut que toute intrigue, même mineure, trouve sa résolution au dénouement de la pièce.


Fi de la vraisemblance et la bienséance !


Molière ne tient pas davantage compte de la règle de la vraisemblance, qui veut que s'impose l'impression de vérité. L'action dramatique doit être crédible car, selon Boileau, «l'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas». La pièce fait se succéder les déplacements (de la ville à la campagne de bord de mer, puis aller-retour forêt-appartement-forêt), les péripéties épiques (enlèvement, sauvetage noyade, travestissement, attaque des brigands, duel) et les rencontres fâcheuses et peu probables (Done Elvire, Dom Carlos qu'il fuit et sauve des brigands, le tombeau du Commandeur, Dom Louis, Monsieur Dimanche). De plus, usant à plaisir du fantastique, Molière anime la statue du Commandeur, fait voler un fantôme, et aspire le libertin dans les flammes de l'enfer : Dom Juan est par là une « pièce à machines » qui offre un spectacle certes trépident, éblouissant, mais peu réaliste.


Enfin l'auteur se libère de la règle de la bienséance, laquelle conduit au respect des usages et des conventions. Il s'agit de ne pas choquer les bonnes mœurs et la pudeur du public, et d'autre part, les agissements et les sentiments du héros doivent être conformes à son rang. Molière présente sur scène un repas, acte IV, scène 7, alors que la représentation de la nourriture est alors interdite, car considérée comme triviale et obscène : Sganarelle, se jetant sur la nourriture est ainsi un pied de nez impudique. De même, il fait mourir le « héros » sur scène, offre des scènes de bastonnade gratuites, alors qu'il est interdit de représenter sur scène la mort des personnages et toute action violente. Comble du scandale, Molière met en scène un noble de haute lignée qui se joue de l'étiquette et n'adopte ni le langage, ni la moralité, ni le comportement convenant à son rang. Dom Juan est effectivement, au regard du public de l'époque, un monstre en tous points : il se comporte en infâme alors qu'il représente la jeunesse issue de la noblesse de cour, se mariant sans regarder à la classe sociale, exprimant son vœu de voir rapidement mourir son père ; traitant, acte IV, scène 3, le bourgeois Monsieur Dimanche comme s'il était un seigneur, lui offrant un fauteuil – destiné à un égal -, au lieu d'un pliant – pour la bourgeoisie- se moquant éhontément du protocole ; ou encore cherchant à faire blasphémer un ermite voué à la prière. Ainsi, la pièce choque à de nombreux égard la pudeur et la moralité du public de l'époque, tordant le cou avec insolence à la règle de la bienséance.

 

Dom Juan, pièce Classique ? Introduction

Le Théâtre Classique 


Dans l'objectif de donner à la France une identité culturelle forte et brillante, à l'image de la monarchie absolue, la France du XVII° voit naître de nombreuses académies et institutions, qui ont pour mission d'harmoniser, de moderniser et de réglementer la composition des œuvres artistiques. Ainsi, il est de bon goût de ne pas mêler les genres et les registres, et de respecter les règles édictées par les théoriciens de la jeune et ambitieuse Académie Française. Ces règles à respecter sont perçues comme la transposition, dans la vie littéraire, de la codification sociale et politique imposée par Louis XIV. 

Or, si la pièce a recueilli dans le public un franc succès, lors des quinze seules représentations que Molière a donné de son vivant, elle a du côté des dévots, et des puristes du théâtre Classique, déclenché bien des polémiques. Dom Juan, effectivement, en dehors du fait qu'elle présente un personnage de libertin provocateur et scandaleux, est une pièce qui s'émancipe de toutes les règles d'alors : fi des règles de ton, des trois unités, de la vraisemblance et de la bienséance !

Pourtant, par bien des aspects, Dom Juan relève de la tragédie, mais il offre aussi des personnages et des scènes de comédie, voire de farce. Alors, Dom Juan, une pièce Classique?

La société dans Dom Juan - 3/ La condition féminime

La femme au XVII° siècle, une mineure à vie...

Au XVII° siècle, la mentalité générale, guidée par l'Eglise, veut que la jeune femme fonde un foyer, initiée à ses futures tâches familiales dans un couvent, si elle est de la noblesse, ou en aidant au foyer, si elle est roturière. 

La place des femmes varie selon l'origine sociale : essentiellement mère et bras, dans le tiers-état, dans la noblesse, elle doit tenir le rôle d'hôtesse, sachant danser, jouer d'un instrument de musique, recevoir le monde en tenant salon, maîtrisant les bonnes manières et l'art de la conversation. L'âge légal du mariage, pour une fille, est alors de 12 ans !!!

Dans tous les milieux, elle sert à réaliser des alliances, véritable monnaie d'échange pour accroître la richesse, le prestige ou les affaires de sa famille. Elle se doit d'obéir à la volonté paternelle, et le mariage forcé est courant.

Elle reçoit une éducation limitée, et, pour la majorité des hommes, une femme cultivée est jugée dangereuse et manipulatrice. Ainsi, dans L'Ecole des femmes, Molière raille le bourgeois qui imagine qu'épouser une idiote lui évitera d'être fait cocu.

Incarnées par Done Elvire, Charlotte et Mathurine, les femmes sont représentées dans Dom juan comme n’étant que des objets, soumises à la supériorité du mâle


Elles sont promises, engagées dans des mariages même si elles n’éprouvent aucun sentiment, comme Charlotte à Pierrot ; elles sont manipulables et faibles, à la merci des caprices des hommes. 
Une femme comme Done Elvire, qui se voit avilie par la conduite de son mari, ne peut plus trouver refuge que hors du monde, c'est à dire dans un couvent : Molière, dans la pièce, met en lumière cette absurdité, qui nie à la femme une existence propre. Il nous montre d’ailleurs que les paysannes, toutes balourdes qu’elles soient, ont finalement accès à plus de liberté que la femme aristocrate, qui se voit réduite à n’être qu’une belle image représentant la lignée de ses pères.

Il est intéressant de remarquer que malgré les assauts irrespectueux de Dom Juan, les troubles, souffrances et désagréments dans lesquels Done Elvire est plongée par sa faute, elle garde toute sa grandeur et sa dignité. En n’étant pas dupe des manœuvres de Dom Juan, elle est le seul personnage face à qui Dom Juan ne peut mentir, car elle voit clairement en lui. On peut remarquer comment elle relègue au passé sa crédulité, et s’en reproche exclusivement les causes : ce n’est sur Dom Juan qu’elle rejette la faute, mais bien sur elle-même. Par ce comportement, par sa hauteur, sa dignité, son talent d’observation « le coup d’œil qui m’a reçu m’apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir », son degré de conscience (elle souffle la parole de Dom Juan, en lui indiquant les mensonges et hypocrisies par lesquels il pourrait justifier son départ), Done Elvire prend un tel ascendant sur Dom Juan que celui-ci cherche finalement à la reconquérir « vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure».
 Done Elvire, arrachée à son couvent encore vierge par Dom Juan, le regagne pour y finir sa vie : si elle déshonore son nom par son aventure avec Dom Juan, a subi les déchirements du cœur par sa faute, elle ressort grandie, élevée par les épreuves au rang de martyre. On peut ainsi la reconnaître sous le voile du sceptre, dont la voix semble familière à Dom Juan. Molière nous dresse ici le tableau d’une société aux rapports sclérosés, où la femme, bien que maintenue depuis toujours dans l’asservissement, est à l’égal de l’homme dotée d’humanité, de sagesse et de grandeur d’âme, et réclame la justice.
Dissimulée sous les traits du Temps et de la Mort, Done Elvire est sublimée, et incarne toutes les femmes face à l’injustice de l’homme, et aussi toute la société, exploitée par la noblesse.
C'est d'ailleurs avec sa voix que le spectre enjoindra une dernière fois Dom Juan au repentir : "« Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et s’il ne se repent pas ici, sa perte est résolue ».

La pièce pose donc bien la question de la condition féminine, mettant en scène l'état de poupée à laquelle la société la réduit, alors qu'elle prouve, quelle que soit sa condition, sa valeur et sa grandeur d'âme. En ceci, Dom Juan rejoint bien des pièces de Molière qui dénoncent la maltraitance faite aux femmes, soumises à l'autorité abusive de leur père, puis de leur mari.

- Introduction La société dans Dom Juan

- 1/ Le Tiers-Etat : un peuple exploité

- 2/ La noblesse : un corps entretenu

 

La société dans Dom Juan 2/ La noblesse

Une noblesse éclatée

Avec l’échec de la Fronde, dernier sursaut de l’aristocratie féodale contre la centralisation des pouvoirs autour du roi et l’absolutisme, Louis XIV réduit la noblesse à un rôle décoratif et de représentation, lui ôtant sa fonction politique traditionnelle. 

Privée de sa raison sociale, qui légitimait ses privilèges, la noblesse connaît une grave crise d’identité : elle conserve son rang sans conserver son pouvoir et son utilité : quel sens donner alors à l’honneur ? Quel sens donner à une morale fondée sur le culte d’apparences désormais sans réalité ? La pièce nous offre la peinture des divers degrés d’adaptation de la noblesse à cette société nouvelle, de Dom Louis, le père de Dom Juan, Dom Carlos et Dom Alsonse, au rejeton monstrueux qu'est Dom Juan.


 

Le blâme de l'idéal médiéval désuet et brutal de l'homme d'honneur 

 

Dom Alonse : il veut laver dans le sang l’honneur familial, estimant que le déshonneur lié à sa sœur a ôté à tous les membres de la famille leur dignité. 

Donc que Dom Juan ait sauvé la vie de son frère ne rachète pas la faute commise sur Done Elvire : " Tous les services que nous rend une main ennemie ne sont d'aucun mérite pour engager notre âme (...) comme l'honneur est infiniment plus précieux que la vie, c'est ne devoir rien proprement que d'être redevable de la vie à qui nous a ôté l'honneur."
 Il n'imagine pas d'autres solutions, pour venger l'affront et rétablir leur réputation, que d'user de la violence, montrant par là sa valeur guerrière et son courage. Il reste attaché aveuglément au point d’honneur, rétrograde modèle de la vieille tradition féodale, guerrier sanguin, sans mesure, ni finesse, ni savoir-vivre.


L'idéal classique de l'honnête homme - Deux personnages : Dom Carlos et Dom Louis


Dom Carlos : il a subi l’influence nouvelle des bourgeois, affiche une volonté de mesure et de raison

 «Ayant du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n’ait rien de farouche, et qui se porte aux choses par une pure délibération de la raison ».  Il s’est détaché de la notion de loi du sang et supporte mal d’être « asservi par les lois de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui ». Il est un personnage tragique, en ce qu'il est déchiré entre la nécessité de laver l’honneur familial et celle de rendre à Dom Juan la vie qu’il lui doit. Il a reconnu en Dom Juan un pair, pour qui la valeur ne souffre pas le combat déloyal et qui risque sa vie pour sauver celle d’un frère de rang. C'est à regret qu'il se plie malgré tout aux usages et qu'il provoque Dom Juan en duel. Sa dignité, sa courtoisie et sa délicatesse touchent les spectateurs, qui envisagent avec terreur et pitié qu'il puisse être tué par le libertin, dont il nous a souligné la valeur au combat.



Dom Louis : il incarne le père aimant de la tragédie, opposé aux pères que Molière nous offre traditionnellement. 

Dom Louis n’est ni avare, ni rétrograde, n’est en proie à aucune passion, si ce n’est l’amour paternel qu’il voue à son fils. Il s’indigne sur son fils à double titre : il est un père déçu par ce fils ardemment désiré, et un noble entaché par dans sa réputation. Il reproche à son fils « cette suite continuelle de méchantes affaires, qui (les) réduisent à toutes heures à lasser les bontés du Souverain, et ont épuisé auprès de lui le mérite de ses services et le crédit de ses amis » : nous le voyons donc vivant dans l’entourage du roi, et souillé par les comportements de son rejeton. 
 

Il s’exprime dans un registre noble et tragique, pastiche le modèle du père cornélien, attaché aux valeurs de l’honneur, de la vertu et de la foi. Homme éclairé, subissant lui aussi l’influence de la morale bourgeoise, il prône la valeur du mérite et de l’utilité sociale. Il subordonne le vieil honneur féodal à la vertu bourgeoise nouvelle : la conscience. « Je regarde bien moins au nom qu’on signe qu’aux actions qu’on fait, et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur qui serait honnête homme que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous » : il énonce ici ce qui sera le flambeau de la philosophie des Lumières.

Mais reste encore un personnage-jouet que Dom Juan manipule aisément, offrant à sa tendresse de père une conversion tant attendue, à laquelle le père, habitué aux brusques voltes-faces de son fils, n’a aucune peine à accorder crédit.

Dom Juan ou le libertinage

C'est au jésuite Garasse, dans la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1622), que l'on doit l' « invention » du nom de libertin comme désignant les impies, les disciples d'Épicure et tous les esprits qui mettent en doute les vérités révélées et revendiquent, au nom de l'indépendance de la pensée, le droit à l'incrédulité. La plupart des satires libertines sont dirigées, en termes crus, contre les normes morales en vigueur ; ils offrent une critique violente, souvent scandaleuse des normes religieuses, morales et sexuelles en vigueur dans la société de leur temps. 
La justice poursuivit tous ceux qui n'hésitèrent pas à pratiquer ouvertement des comportements illicites ou à dire publiquement leur pensée. Certains le paieront cher, emprisonnés ou condamnés à mort. Pour échapper à la censure et aux poursuites judiciaires, la plupart des auteurs durent employer une écriture dissimulée, souvent ironique, à double entente. Si l'on distingue généralement libertinage de moeurs et libertinage philosophique, les deux sont bien souvent lié : la défense d'une sexualité débarrassée des interdits religieux et sociaux est au cœur de l'attitude libertine philosophique. Blasphème et irréligion, scandale sexuel et discours philosophique se conjuguent dans le libertinage du XVII° siècle.

 Dom Juan, par ses moeurs, est bien un libertin. Mais il l'est aussi par sa pensée. En effet, il se moque des usages de son temps "La fidélité n'est bonne que pour des ridicules !", joue avec les privilèges que lui accorde son titre pour flouer les gens, ne se préoccupe guère de croyances et de superstitions, "Je crois que deux et deux font quatre", et revendique une religion laïque :"Va, va, c'est une affaire entre le Ciel et moi".
Cartésien, athée, il semble remettre en question la structure même de la société, ne faisant aucune distinction entre les personnes et le statut social, traitant chacun avec un égal cynisme, et faisant peu de cas de la naissance de ses épouses, enchaînant les mariages contre-nature.

Et ce libertinage, comme Molière le souligne avec provocation à l'acte V, scène 2, n'est pas si éloigné de la prude dévotion affichée par Tartuffe dans sa pièce précédente. Ainsi Dom Juan affiche devant son père un repentir profond, et promet de changer de mode de vie, pour livrer ensuite dans son éloge paradoxal de l'hypocrisie la clé de son comportement et, en passant, dresser une satire violente du clan des dévots qui ont entravé son Tartuffe.

"On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle."

- Introduction La société dans Dom Juan

1 - Le Tiers Etat : un peuple exploité

3 - La condition féminine : la femme, mineure à vie

 

La société dans Dom Juan 1/ Le Tiers Etat

80% de la population au service de 20% de privilégiés
 
I – La domesticité : le valet au théâtre

La relation maître-valet est un topos de la comédie, comme symbole de la relation dominant-dominé qui structure la société depuis l'Antiquité. La confrontation de ces deux groupes sociaux se traduit en termes de rivalité, ou au contraire de complicité, mais toujours dépendants l'un de l'autre : cette opposition, féconde en effets comiques, permet non seulement l’exploitation de nombreux procédés dramatiques, mais souligne dans le même temps à quel point le théâtre est un reflet de la réalité sociale.  

Le valet, donc, est " en service auprès d'une personne " (Littré). Il s'agit d'une situation définie par une dépendance ; celle-ci n'est due ni à des motifs familiaux, ni à des motifs passionnels ; le valet vit chez le maître, porte la livrée qui représente la famille qu'il sert et reçoit en principe un salaire, les « gages ». Sa fonction, intégralement dédiée à l'exécution des ordres de son maître, l'engage bien souvent au célibat, et rares sont les valets ou bien les servantes qui fondent des familles. Ainsi la scène nous offre l'illustration de cette existence soumise à l'autorité d'autrui, qui cherche bien souvent à s'émanciper ou à marquer sa singularité, en usant de la ruse pour s'affirmer, ou bien en se rendant indispensable.

Dans la comédie, qui met en scène des grands bourgeois ou des nobles devant un public de grands, nombreux sont les valets. Ces serviteurs sont attributs indispensables de la maisonnée et leur présence est presque constante au théâtre, parfois anonyme - ce sont alors des " utilités "- ou bien au contraire pivot majeur de l'action, comme adjuvants à leur maître, bras exécutant, voire pensant, pour eux les plans salvateurs. Le valet se fait alors le double de son maître, pourvu de qualité proches de celui-ci, devient son messager et est chargé d'exécuter pour lui les forfaits que son rang lui interdit. 

Sganarelle, reflet de Dom Juan?

La scène d'exposition, qui met en scène le dialogue informatif des deux valets, Gusman et Sganarelle,  nous laisse penser que ces valets sont le reflet des nobles qu'ils servent.

Sganarelle se délecte à pérorer, singeant par là le génie rhétorique de Dom Juan : "Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie". Gusman quant à lui s'exprime de façon précieuse, raffinée et imagée, digne représentant de sa noble et honorable maîtresse : "Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t'inspirer une peur d'un si mauvais augure? Ton maître t'a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t'a-t-il dit qu'il eût pour nous quelque froideur qui l'ait obligé à partir?". 

Cependant, dès la fin de la première scène, et ce tout au long de la pièce, Sganarelle n'a de cesse de se désolidariser du libertin, "grand seigneur méchant homme", et de lui rappeler sa réprobation quant à sa façon d'agir, et de penser. Le personnage de Sganarelle, dans cette pièce, est ambigu: pourquoi reste-t-il au service de Dom Juan, s'il le désapprouve tant?

En effet,  si Sganarelle prétend craindre son maître : " un grand seigneur méchant homme est une terrible chose; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j'en aie: la crainte en moi fait l'office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste.", il s'autorise néanmoins à lui dire le fond de sa pensée, ce qui prouve le contraire : "En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites."

De plus, bien qu'il blâme la conduite de son maître, nous le voyons à de multiples occasions prêter main forte à son maître.

Effectivement, il est pour Dom Juan un précieux adjuvant, se moquant avec lui de Done Elvire : "Madame, les conquérants, Alexandre et les autres mondes sont causes de notre départ (...) (Le ciel?) Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres"; encourageant Charlotte à se fier au séducteur : "Non, non, ne craignez point, il se mariera avec vous tant que vous voudrez"; le pauvre ermite à jurer : "Va, va, jure, il n'y a pas de mal ";  et Monsieur Dimanche à déguerpir : "Bon, voilà ce qu'il nous faut, qu'un compliment de créancier. De quoi s'avise−t−il de nous venir demander de l'argent, et que ne lui as−tu dit que Monsieur n'y est pas ?"

Nous apprenons enfin, à la dernière réplique de la pièce, qu'il n'est pas payé par son maître, ce qui nous interroge sur le motif qui le pousse, dans ce cas, à servir avec tant d'application ce méchant seigneur, mauvais payeur...

 

II – Le monde paysan (Acte II)

Représenté par Pierrot, le paysan est simple, naïf, émouvant, impressionnable, assimilé à un enfant, dénué de toute culture et de tout raffinement. Il éprouve crainte et respect à l’égard du seigneur qu’est Dom Juan, et s’il trouve son attitude injuste et laisse pointer son effronterie et son sens de la justice, il se fait battre par le noble sans risquer de lui rendre ses coups. Face à sa promise, Charlotte, il révèle une certaine finesse de cœur, et se montre droit dans son amour, mettant Charlotte en garde contre les envoûtements de Dom Juan : il n’est pas dupe de ses manœuvres.

 

Molière nous montre ici un monde paysan qui partage les valeurs de l’aristocratie, justice, honneur, poids de la parole donnée ; mais le comportement de Dom Juan lui refuse la parité, et nous montre un monde paysan écrasé par la hiérarchie des classes, dont la dignité humaine est niée par le système. Le personnage de Pierrot, tout balourd et inculte qu’il soit, fait ressortir la vulgarité d’âme de Dom Juan, qui n’hésite pas à lui voler sa promise et à l’humilier (soufflets) alors qu’il lui doit la vie.


Cependant l’attitude de Pierrot montre la révolte latente de la paysannerie : on sent, en germe, la colère et le désaccord de cette partie de la société qui se tue au travail, se salit les mains et vit dans le plus grand dénuement pour faire vivre les classes supérieures (le roi, la noblesse, l’église, la bourgeoisie, les fermiers). Car il ne faut pas oublier qu’à cette époque, le peuple paysan représente la très grande majorité de la population et qu’il est écrasé sous le poids des impôts, taxes, redevances, qu’il voit plus de la moitié des fruits de son travail restitué à la minorité inactive de la population (1/10°) qui vit elle uniquement de ses rentes.


Les paysannes, Charlotte et Mathurine, laissent paraître les mêmes traits de caractère : naïveté, sens de l’honneur, rudesse, simplicité. Elles ne sont point coquettes. Charlotte n’est pas méchante : elle ne se moque pas de la vision idiote de l’amour qu’à Pierrot (échange de coups), pense à elle autant qu’aux siens dans la promotion sociale que lui offrirait le mariage avec un noble. Elle ne cède pas aisément à Dom Juan, et si elle y consent finalement, après avoir montré à Dom Juan son incrédulité, c’est parce qu’elle est comme tous dans la pièce : elle accorde grand crédit à la parole donnée, et ne peut imaginer qu’on puisse être aussi dénué de principes que l’est Dom Juan. Elle est captivée par la richesse des vêtements de l'aristocrate, et attirée par l’idée qu’elle puisse vivre dans l’opulence. Qui à sa place ne serait pas tentée de croire à une opportunité unique ?


On retrouve dans Francisque les mêmes traits de caractère, mais épurés : le pauvre qu’il est, tout dévoué à la prière, vivant dans le plus grand dénuement, en ermite et en ascète, se refuse à renier Dieu même pour un louis d’or. 
Face à ce noble qui le soumet à la tentation de façon si scélérate, le pauvre ne cède pas et préfère garder son intégrité plutôt que de parjurer. Nous voyons donc dans ce personnage de classe inférieure, que Dom Juan cherche à humilier encore davantage (l’appel du ventre contre l’appel de Dieu), une véritable noblesse d’âme, face à laquelle Dom Juan est forcé de s’incliner : c’est lui qui insiste finalement pour donner le louis au pauvre, pour « l’amour de l’humanité ». Une humanité qu’il est forcé de reconnaître sous les guenilles qu’il méprise.

 Ces personnages sont des personnages jouets, manipulés par Dom Juan, sans remord aucun.

 

III – Les bourgeois

L’unique représentant de cette classe est M. Dimanche. Il est le créancier de Dom Juan, qu’il se voit obligé de visiter pour recouvrir sa dette (Acte. IV – sc. 3). Il est remarquable de constater que ce bourgeois est le tailleur de Dom Juan : c’est grâce à son vêtement que Dom Juan signale aux autres son rang. Sans ces dorures et ces rubans, Dom Juan ne séduirait pas tant, et ne serait par reconnu pour un noble. 

  M. Dimanche est ainsi que les paysans aussi un personnage-jouet. Dom Juan profite ici de son rang pour le neutraliser et le détourner de son but, récupérer son argent. Ce tête-à-tête donne l’occasion à Molière de faire une peinture au vitriol de la bourgeoisie, qui malgré un sentiment d’infériorité face aux nobles, dans sa vanité est avide d’anoblissement et de reconnaissance. La bourgeoisie apparaît donc comme servile et exploitée, et complexée, recherchant à acquérir les raffinements et les manières de la noblesse.
Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, les titres de noblesse pouvaient s’acquérir, soit en signe de reconnaissance du roi, soit même en payant. La noblesse envisageait donc avec dédain ces marchands, au goût comptable prononcé, vivant sans éclat malgré leur bien, alors qu’à la Cour, eux perdaient des fortunes au jeu, qui était alors une mode suivie frénétiquement.

Dom Juan procède de trois façons pour éconduire et manipuler son interlocuteur :

- Il mentionne le premier la dette, ce qui laisse à penser qu’il ne l’a pas oubliée et a l’intention de s’en acquitter. Il dérobe ainsi à M. Dimanche l’occasion d’aborder le sujet, ce qui a pour conséquences de rendre insistante et inélégante toute allusion nouvelle au sujet.
- Il ne laisse pas parler M. Dimanche, lui coupant sans arrêt la parole, sous prétexte d'enthousiasme et de curiosité amicale.
- Il accumule les marques successives d’intérêt, selon un ordre décroissant qui rappelle la hiérarchie sociale, et insiste donc sur sa supériorité propre. Il a une mémoire précise des noms des membres de la famille du tailleur, ce qui peut surprendre et flatter le bourgeois, et le grandit encore : il est le seigneur tel que l’idéalisait l’époque, proche de ses gens, intéressé, paternel. Dom Juan joue avec les convenances et les codes sociaux de l’époque : en lui offrant de s’asseoir, en lui proposant même un fauteuil (réservé aux hôtes de prestige), « je ne veux point qu’on mette de différence  entre nous» puis en lui donnant la main (signe fort d’alliance à l’époque) et enfin en le reconduisant lui-même, Dom Juan déstabilise et flatte le bourgeois dans sa vanité. 

- Introduction La société dans Dom Juan

2 - La noblesse : un corps entretenu

3 - La condition féminine : la femme, mineure à vie